Le véritable sens du Taiji est insaisissable

… aussi fuyant que le Tao même. Comme tant d’autres arts orientaux, il a acquis une vogue considérable aux Etats Unis, principalement en tant qu’exercice physique, mais sa signification la plus profonde est certainement tout autre, et je suis convaincu que l’on ne doit pas s’intéresser aux pratiques des cultures étrangères sans toute la prudence due au respect. Quiconque désire étudier le T’ai Chi et en découvrir les bienfaits, ne doit pas seulement trouver un véritable instructeur, qui comprend en profondeur à la fois sa signification et sa technique, il doit aussi s’être lui-même assimilé aussi complètement que possible la connaissance traditionnelle dont le T’ai Chi est issu.

On a cherché à atteindre bien des buts par la pratique du T’ai Chi. Au moins pendant les six derniers siècles, il a été à la fois une forme de méditation, un exercice pour la santé, partie intégrante du système des arts martiaux orientaux, et un art qui, dans sa perfection, pouvait servir, comme tout art, à approcher le Tao. En dernière analyse, le T’ai Chi est une danse sacrée. Les mouvements, les attitudes et le lien entre les deux ont une existence indépendante des aptitudes de l’exécutant, et, lorsqu’ils sont faits correctement, font naître une relation bien définie entre l’exécutant et la compréhension qu’il a de la totalité de ce qu’il a appris et expérimenté. Et, comme toute danse sacrée, c’est une prière, une évocation du mouvement du T’ai Chi – le Grand Ultime, le Principe de Vie.

Une prière authentique ne demande pas de résultats ; c’est au contraire une disposition qui permet de voir. Son début doit être patient. Tel le bon chasseur à l’affût de sa proie, la partie de l’esprit qui a décidé de faire cet d’exercice doit rester dans l’attente afin d’étudier – doit observer dans le silence, en cachette, les mouvements de ce qu’elle cherche à capter.

Cette vigilance n’est pas violente, elle procède d’un désir de comprendre la relation existant entre l’observateur et l’observé. Il n’y a aucune tentative de contraindre, mais plutôt de coopérer.

Dans le T’ai Chi, art martial spirituel, la vigilance doit être prise très sérieusement : c’est de moi qu’il s’agit, de la valeur réelle que je représente à mes yeux. A la fois, je suis chasseur et chassé. En évoquant l’adversaire, mon esprit se concentre sur l’adversaire véritable : la résistance en moi-même. Et cela exige la reconnaissance et la sensation des mouvements orbitaux en moi autant que le désir de ne pas perdre de vue le centre.

Tout comme la lune est sur orbite autour de la terre, la terre autour du soleil, et le soleil autour du centre de la galaxie, de même tous les éléments du corps humain sont en orbite autour de différents centres de gravité respectifs. Les pensées suivent leur propre orbite, mais nous voyons rarement ce mouvement des pensées. Elles aussi ont un apogée et un périgée, et doivent, comme les membres du corps, trouver un vrai centre de gravité autour duquel elles pourront évoluer.

Dans les Arts martiaux chinois, le T’ai Chi est l’école intérieure ou ésotérique, par opposition à l’école extérieure ou exotérique connue généralement sous le nom de Kung Fu. Le T’ai Chi est le système ésotérique parce que c’est un entraînement systématique de l’esprit d’où le mouvement du corps tire sa source, par opposition à l’entraînement du corps d’où provient le mouvement de l’esprit.

Le T’ai Chi est attribué au moine Chang San-Feng, né approximativement en 1247 ap.J.C. Confucianiste à 12 ans, il s’intéressa plus tard à l’alchimie des Taoïstes, qu’il étudia au monastère de Shaolin, fondé par Boddhidarma.

Ayant achevé la période active de sa vie, il construisit un chalet dans la montagne du Wutang, et s’y retira. Un matin, à l’aube, Chang observait son jardin, assis en tranquille méditation. Le soleil levant se mettant à briller, un serpent rampa sur un rocher plat pour s’y exposer. Du sommet d’un arbre, une boisselière l’aperçut et décida d’en faire son petit déjeuner. L’oiseau s’abattit sur le serpent avec toute la force que sa position élevée lui permettait de concentrer, mais le serpent, par ses seuls mouvements onduleux et continus, transmis la force de l’oiseau au rocher qui le fit rebondir jusqu’au sol. Inlassablement, cette simple lutte se répéta pendant toute la journée, jusqu’au crépuscule, et à chaque attaque le serpent se défendait en cédant, permettant ainsi à la force dépensée par l’oiseau de se retourner contre lui-même. Puis, comme le crépuscule s’épaississait, la boisselière regagna le sommet de l’arbre et, dans une dernière tentative de maîtriser son ennemi, se lança avec la plus grande vitesse possible. Le serpent s’écarta simplement de la ligne d’attaque en continuant seulement ses mouvements aisés. L’oiseau se jeta contre le rocher, se brisa le cou, et mourut.

Chang San-Feng, qui avait observé cette scène toute la journée avec un grand recueillement, en fut illuminé, et à cet instant la danse du T’ai Chi naquit intégralement en lui. A cette époque il avait, dit – on, environ 80 ans, et dès le lendemain il se mit à parcourir la Chine pour enseigner cette forme, pour ne s’interrompre que trente trois ans plus tard à sa mort.

Le T’ai Chi est une danse composée de 108 attitudes dont beaucoup ne font que reprendre les schémas dynamiques des 37 mouvements de base. L’intention derrière est d’observer le flux énergétique dans son passage d’une posture à une autre, de sorte que chacune, quoi que comportant un point d’arrêt précis que l’on pourrait décrire de façon statique, est en réalité composée d’un ensemble indéfini de points composant la ligne du mouvement depuis l’attitude précédente à l’attitude finale. En pratique il y a une série d’attitudes, qui ont toutes des noms, et une infiniment plus grande série de mouvements intermédiaires d’une posture à une autre. La pratique de la forme du T’ai Chi dans son intégralité décrit une séquence infinie de mouvements. Le but de cette pratique est de parvenir à un mouvement équilibré, sans activité musculaire ni tension excessive, en gardant le corps axé sur la colonne vertébrale (elle-même articulée autour d’un certain point dans son centre de gravité), de sorte qu’à tout moment tous les éléments du corps soient équilibrés de la bonne façon.

Découvrir ce centre de gravité souligne le caractère relatif de la mesure. La physiologie traditionnelle chinoise mesure les proportions du corps en les intégrant à une logique. Chaque partie du corps est subdivisée de part et d’autre de son propre centre. L’étude du T’ai Chi implique de découvrir par l’expérimentation ce centre en mouvement – car il se déplace constamment, en raison des tensions et des fluctuations de la vie au jour le jour.

Etre centré permet de pratiquer en équilibre ; en d’autres termes, les mouvements qui composent chaque attitude et chaque mouvement intermédiaire peuvent être Wu Wei, l’Effort sans Effort. Ce qui détermine le mouvement doit être non la tension et le déséquilibre, mais la relaxation et le centrage. Toute tension inutile, quelle qu’en puisse être l’origine, interdira la libre circulation du Chi.

Le mouvement du Chi provient du Tan Tien, le centre de gravité du corps, situé à mi-distance entre le nombril et le haut du pubis, et environ à 1/3 de l’épaisseur du corps. Ce n’est pas seulement le centre autour duquel le reste du corps doit graviter ; c’est aussi le réservoir du Chi. Le Chi est engendré dans le corps par la nourriture, par la respiration combinée avec la nourriture, et par la respiration combinée avec l’esprit. Le Chi arrose chaque partie du corps, réside dans chaque cellule et s’écoule aussi au moyen de canaux spécifiques appelés méridiens. Chaque méridien est en rapport avec un organe spécifique, ou a un système d’organes avec lequel il est fonctionnellement relié, et dont il est un miroir tout autant qu’un canal d’influence. Ces méridiens forment un réseau topographique à la surface du corps, qui en imprègne chaque région et engendre un champ où s’écoule le Chi. La circulation du Chi est bloquée lorsque les muscles entourant les méridiens se contractent par suite de tension ou d’inflammation. La détente, au contraire, augmente la liberté de l’écoulement du Chi.

Le but du T’ai Chi est d’engendrer le Chi ; de réaliser, mobiliser et déterminer le mouvement du Chi dans son trajet autour du corps à travers tous les méridiens qui le canalisent, de sorte qu’après une séance, le Chi ait effectué un circuit complet à travers tout le système de méridiens du corps.

Si elle est exécutée correctement, la série complète des séquences du T’ai Chi fait parcourir au Chi, avec ses propriétés revitalisantes, un circuit égal à celui qu’il effectue d’ordinaire en 24 heures.

La relaxation qui en résulte précède l’apaisement de l’esprit nécessaire à une étude plus poussée. Le rôle des pensées dans l’étude du T’ai Chi suit trois phases de développement. Dans la première, on apprend et l’on se représente l’exécution de la forme ; la pensée apprend la forme, la séquence, forme l’image de chaque posture. La seconde phase est la détente, l’entraînement des pensées et de l’esprit à ne s’appliquer qu’à l’exécution de la forme telle qu’elle a été apprise, à l’effort de garder la question vivante en soi en faisant les mouvements : « Suis-je détendu ? Est-ce que je gravite autour de mon centre de gravité ? Est-ce que les différents éléments de mon corps se déplacent indépendamment, ou sont-ils mobilisés par mon centre de gravité ? »

La question est, en réalité : le corps suit-il un mouvement qui procède d’un point central, et les pensées suivent-elles les mouvements du corps ?

Dans la première phase de développement, la pensée commande, apprenant la séquence des mouvements. Dans la seconde phase, le corps a appris la séquence : l’esprit doit le suivre à présent et s’interroger sur la relation qu’il a avec lui. La clé qui permet de trouver ce centre est la détente du corps et de la pensée. Dans la troisième phase, une fois que la séquence est apprise et la détente atteinte, de sorte que les mouvements soient équilibrés, les pensées doivent se consacrer intégralement au mouvement. La question devient : « Puis-je ne penser qu’au mouvement ? ». Le Chi ne peut être engendré que s’il n’y a que la pensée du mouvement. Dans cette troisième phase de développement, la pensée se concentre sur la pratique, se consacre à la compréhension de la présence de l’adversaire dans l’exécution même de la forme.

Une des premières choses qu’observe l’étudiant, c’est qu’il ne peut limiter le mouvement de ses pensées à  la séquence de mouvements. Au début, la pensée reste liée aux mouvements par la difficulté même de se les remémorer, mais dès qu’ils sont appris et devenus plus automatiques, les pensées immanquablement se mettent à vagabonder. Puis l’étudiant commence à observer qu’il mène avec lui-même une conversation sans fin à propos de tous les sujets imaginables. Ce dialogue ininterrompu, qui devient si évident lorsqu’il exécute le déplacement au rythme lent et continu du T’ai Chi, l’empêche d’atteindre cet état de détente dans lequel l’attention peut être libre d’observer le mouvement intérieur de l’énergie.

Mais tandis qu’il observe et lutte avec son attention, il constate que ce dialogue ininterrompu s’arrête inexplicablement de temps en temps. Ce silence ne peut se produire que très rarement. Puis, il se peut qu’il se mette à apparaître plus fréquemment – ou moins –, mais à partir du moment où cela s’est produit une fois, l’étudiant a un avant-goût de la possibilité d’exister pendant un instant avec toutes ses facultés – d’habitude occupées à cette conversation – libre de s’occuper à suivre le mouvement.

C’est la forme même du T’ai Chi qui engendre ce silence. L’étudiant lui-même n’a pas le pouvoir d’en disposer. C’est grâce au pouvoir de la forme qu’il est possible à l’étudiant, pendant un instant, de se glisser dans l’attitude et le rythme justes. Quand l’équilibre parfait autour du centre de gravité apparaît, cette conversation s’interrompt un instant. L’étudiant se perçoit non pas en train de faire du T’ai Chi, mais en train de se mouvoir à l’intérieur du T’ai Chi. Il perçoit le déplacement de l’énergie à travers lui. Cela ne sert à rien d’essayer de maintenir la perception de ce déplacement. Il doit être considéré comme devant se produire et se reproduire des centaines de fois. L’étudiant doit s’accommoder intérieurement du problème posé par le fait que même lorsque cette magie apparaît un fugitif instant, il ne peut comprendre ses origines, et ne peut donc commander son retour. Il ne peut que s’efforcer d’être de plus en plus précis en épousant la forme donnée, s’efforçant d’atteindre la qualité de mouvement qui permet à l’harmonie d’apparaître.

C’est cette situation délicate qui s’impose à l’étudiant du T’ai Chi, comme elle s’impose à l’étudiant de tout art sacré ou de toute pratique destinée à produire un sentiment de vigilance silencieuse. C’est exactement cette situation qui fait de la pratique du T’ai Chi un exercice et non une représentation.

Le Yang est la force positive, la force génératrice qui vient du plus haut et descend jusqu’au plus bas ; le Yin est la force passive, la terre réceptrice, celle qui accueille la force qui descend du plus haut jusqu’au plus bas. Les mouvements du T’ai Chi passent alternativement, en suivant un rythme précis et égal, de l’abandon réceptif à la création puissante, dessinant ainsi la relation symbolisée du Yin avec le Yang.

C’est probablement cette alternance d’ouverture et de poussée en avant, ce rythme répété de retrait et d’avancée qui ont travaillé certains esprits au point de les conduire à commettre la tentative erronée de contrôler la respiration pendant la pratique du T’ai Chi. La respiration, comme toutes les autres fonctions musculaires, contient des tensions inutiles qui conduisent son rythme et sa mesure à être déséquilibrés et en disharmonie avec le reste des mouvements du corps. Comme tous les autres évènements musculaires où le T’ai Chi est impliqué, la respiration doit être plus détendue, mais pas volontaire, réglée. A mesure que le T’ai Chi est pratiqué davantage, et de manière plus juste, la respiration en vient d’elle-même à se détendre et à s’harmoniser davantage. Il est insensé d’essayer de respirer dans un rythme particulier en relation avec les autres mouvements du T’ai Chi. A vrai dire, si un pratiquant n’est pas absolument certain d’être capable de localiser ce centre de gravité insaisissable qu’il recherche, et de garder son attention entièrement convergente à l’intérieur de ce centre de gravité, il est extrêmement dangereux d’intervenir dans le processus de respiration.

Le corps et l’esprit ne sont pas des bœufs et des bêtes de somme destinés à être attelés à telle ou telle idée et battus jusqu’à ce qu’ils se soumettent et coopèrent. En fait les idées auxquelles ils seraient ainsi contraints de se soumettre ne sont pas en elles-mêmes plus valables que les mouvements automatiques appartenant au corps et aux pensées. Plus justement, le corps et les pensées sont des compagnons de voyage, des collaborateurs dans cette recherche expérimentale d’un centre de gravité. Le T’ai Chi ne constitue pas un exercice de volonté et de décision rigides, mais un exercice d’attention et d’observation.

Je commence à essayer de développer une sensation du Chi. D’abord je le ressens très grossièrement et il s’enfuit dès les prémices de ma prise de conscience de lui. Plus tard, cependant, je commence à voir qu’il est possible qu’une très fine sensation de cette énergie subsiste en même temps que les mouvements de mes muscles, et que pendant ces rares moments où les pensées cessent réellement leur constant bavardage, il m’est quelquefois permis, – rarement, mais cela arrive –  d’observer le mouvement d’une énergie qui motive mes actions et maintient mon attitude en association avec l’énergie de mes muscles et avec leur force, mais qui les supplante en proportion de la détente que je suis capable de maintenir.

Est-il possible que ce soit le Chi, et non les muscles, qui maintiennent l’attitude au-delà d’un certain temps ? Est-il possible que le Chi, par son incessant va-et-vient à partir du Tan Tien et à travers les méridiens, engendre vraiment un mouvement d’une qualité plus fine que mon activité musculaire ordinaire ? N’aurais-je qu’une seule expérience qui transcende mon mouvement ordinaire grossier, je ne pourrais m’empêcher de m’interroger de temps en temps sur la possibilité d’une autre forme d’existence et d’une autre force d’impulsion que celles auxquelles je suis habitué.
Si je n’ai qu’une seule expérience du mouvement qui découvre un rythme accordé à une musique qui n’est pas de mon invention, mais qui est tout aussi présente,
cette question doit revenir et se renforcer tandis que je poursuis la pratique.

          W.L.RENSKY

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Alchimie Taoiste