LA MORT D’UN MAITRE. octobre 1993
(Publié initialement dans le magazine de l’école de Taiji de St Benedict et aussi dans le magazine américain “Tai Chi”)
En décembre 1992, dix mille pratiquants de Taiji ressentirent la perte de leur enseignant, Maître Huang Xingxiang (Huang Sheng-Shyan). Il mourut à Fuzhou (Chine), lieu de sa naissance 83 ans plus tôt – revenant quelques mois avant sa mort, après 43 ans passés à vivre et enseigner à Taïwan puis à Singapour et en Malaisie. Il a laissé derrière lui environ 35 écoles indépendantes à travers la Malaisie, Singapour, l’Australie et la Nouvelle-Zélande. Chacune de ces écoles a des instructeurs professionnels et beaucoup ont plus d’une centaine d’élèves. Les premières de ces écoles ont été créées il y a plus de 30 ans à Singapour et en Malaisie orientale. Personnellement, j’ai installé une école à Auckland en Nouvelle-Zélande en 1979 après 7 ans de formation auprès de Maître Huang et de ses anciens instructeurs et j’ai été accepté comme un de ses élèves personnels en 1978.
Maître Huang était bien connu et respecté dans les milieux des arts martiaux chinois dans le monde entier pour la subtilité et la force de son énergie interne ainsi que sa capacité à l’utiliser dans la poussée des mains en Taiji. Malheureusement, quelques occidentaux expérimentèrent ces capacités en « seconde main » (par ses élèves) et beaucoup n’ont pas cru à son habileté et ressentirent le besoin de convaincre les autres de leur incrédulité avec des arguments rationnels, fondés sur leur manque d’expérience personnelle. Je n’ai jamais rencontré quelqu’un, qui ayant eu la chance de pratiquer avec Maître Huang, ait douté de ses capacités. Certains soutiennent que ses 20 ans de pratique de la Grue Blanche avec certains des plus célèbres des maîtres de son temps, fut un facteur important dans son succès ultérieur en Taiji, et il n’a jamais nié cela mais tout en donnant du crédit aux trois Sages Taoïstes qui lui apprirent la Grue Blanche dès l’âge de 14 ans. Il a toujours attribué son habileté en Taiji en final, au Grand Maître Cheng Man-Ching.
Maître Huang rencontra G. M. Cheng Man-Ching en 1949 à Taïwan. Il s’agenouilla et fut accepté par lui, le premier représentant de Taiji à avoir été capable de gérer aisément la Grue Blanche de Maître Huang dans un test amical de capacités. Maître Ben Lo Pang Jang de San Francisco, un élève de G. M. Cheng, était présent à cette époque et il m’a dit que lorsque Maître Huang fréquenta d’abord l’École de G. M. Cheng, il était déjà en mesure de lancer des gens normaux à 10 mètres à l’aide de ses mains dans la Grue Blanche, mais les élèves détendus de G.M. Cheng pouvaient, dans une certaine mesure, échapper à sa poussée. À cause de cela G.M. Cheng refusa tout d’abord de croire que Maître Huang n’avait pas appris le Taiji quelque part au paravant mais alors que Maître Huang montra à G.M. Cheng le manuel secret d’entraînement de la Grue Blanche transmis par ses Maîtres Taoïstes, contenant sur la première page les caractères : Sung, Sung, Sung ; signifiant : Relax, Relax, Relax ; et sur la seconde : Yi, Yi, Yi ; signifiant : esprit, esprit, esprit. G.M. Cheng dit qu’il pouvait voir que les systèmes étaient très semblables, et que Maître Huang avait déjà achevé les 10 premières années de Taiji, par le biais de sa formation à la Grue Blanche. Maître Huang est resté avec G.M. Cheng jusqu’en 1959, suite à l’injonction de G.M. Cheng, il émigra à Singapour et plus tard en Malaisie, installant sa maison à Kuching sur l’île de Bornéo. Là, il y resta presque le reste de sa vie, pratiquant régulièrement, enseignant, expérimentant, mettant au point son système de formation et ouvrant de nouvelles écoles dès que des instructeurs qualifiés devenaient disponibles.
Quelques années plus tard il tint des
sessions d’entraînement centralisées pour les élèves sérieux au sein de ses
écoles et parfois issus de la tradition de G.M. Cheng. Il visitait régulièrement
Taiwan, l’Australie et la Nouvelle-Zélande dans ses dernières années tout en
voyageant sans cesse dans ses écoles en Malaisie et à Singapour. Dans ses
dernières années, il pensait se déplacer
dans les diverses régions et nous lui organisèrent une résidence permanente en
N.Z. mais une petite blessure subie en 1992, le persuada de se retirer en Chine parmi sa
famille élargie et ses vieux amis et ce fut son dernier déplacement. Quelques
années plus tôt nous l’avions accompagné dans un voyage émouvant en Chine, la première fois en 40 ans, et même si à
l’époque, il dit qu’il n’y reviendrait jamais, l’attirance pour son lieu de
naissance finalement fut trop grande. Maître Huang était sensible dans son
enseignement de différentes façons, mais l’une que j’ai expérimentée en tant qu’ étranger, était
son insistance au fait que ce n’était pas la race d’une personne (être Chinois)
ou la lignée familiale qui avait une influence
sur l’apprentissage du Taiji, mais l’attitude de la personne, la méthode de
pratique et l’aide d’un bon maître qui conduisent à la réussite. Il m’a dit que
dans son expérience ni les plus riches ni les plus pauvres réussissent dans
l’apprentissage du Taiji car ils sont tous les deux trop préoccupés par
l’argent. Mais il était confortablement bien loti dans ses dernières années, les
élèves de ses écoles payaient seulement 15 à 20 dollars par mois pour 2 à 3 cours
par semaine. Quand j’étais à court d’argent, il n’exigeait rien et je l’ai vu
souvent payer les frais des élèves qui
autrement n’auraient pas pu continuer la pratique.
Selon l’ancienne tradition chinoise il n’a jamais démontré la pleine mesure de ses capacités, en particulier les plus internes, disant quand nous lui avons demandé pourquoi, que beaucoup de gens doutent des choses qu’il ne montrait pas, donc la chance que beaucoup de gens puisse apprécier ses talents plus profondément était très faible. Il l’a fait, à l’occasion de la présence d’un petit nombre de ses anciens élèves, montrant certaines de ces choses mais sur ce sujet pour la même raison je n’en dirais pas plus. Laissez faire ceux qui souhaitent douter de lui et ceux, avec un esprit ouvert, poursuivre leurs investigations. Comme tous les véritables professeurs qui enseignent à partir de leur propre expérience, parfois son enseignement semblait en opposition avec d’autres méthodes reconnues, mais les résultats parlaient toujours d’eux-mêmes. Dans la forme du Taiji, tandis que beaucoup soulignent les postures elles-mêmes, il soulignait les changements qui se produisent dans le déplacement d’une posture à une autre et quelques années plus tard, il déclara que la méthode de formation par le maintien des postures allait à l’encontre du principe de changement constant et pouvait enseigner de mauvaises habitudes et interférer avec la libre circulation du Qi (chi) (bien que la tenue des postures produit également de nombreux effets bénéfiques qu’il a utilisé abondamment dans sa jeunesse).
En l’espace de 15 ans, j’ai passé de longues heures, souvent au milieu de la nuit, levé par lui et il disait qu’à ce moment il “me passait le Taiji-jin (force détendue du Taiji)”. Par la technique de l’écoute dans le corps des sensations produites par la circulation de son Taiji-jin, lentement mais sûrement mon propre corps a commencé à comprendre et à reproduire les processus impliqués. Bien que l’élève puisse arriver à comprendre ces choses par ses propres investigations, ce processus de transmission de l’énergie était plus direct et plus sûr, c’était une partie plus importante de la relation traditionnelle élève-enseignant. Heureusement pour moi en tant qu’unique élève occidental parmi les 40 ou 50 élèves de son école interne, il dit qu’il comptait sur moi pour diffuser le Taiji qu’il enseignait à l’Occident et pour cette raison, il m’a peut-être transmis beaucoup plus que ce que je méritais personnellement.
Le Tuishou enTaiji (Poussée des mains) était certainement sa pratique et sa distraction préférée. Plus vous pouviez être subtile et habile contre lui, plus il riait et vous retournait le compliment. Lorsque les gens insistaient en se fondant sur les facteurs externes de force et de vitesse, substituant le désir de gagner à l’occasion d’apprendre, leur expérience était courte. Tout au long des années 70 au cours desquelles il a développé ses compétences, il chercha constamment à les affiner et les internaliser par des heures de pratique quotidienne et une pensée originale. Au cours des 20 dernières années de sa vie, j’ai vu les mouvements physiques qu’il utilisait se retirés de ses jambes et de ses bras puis être concentrés et minimisés dans le centre de son corps, jusqu’enfin cela apparaisse à l’œil le plus expérimenté, sans aucun changement visible lorsqu’il cédait, neutralisait et émettait. Il s’agit de l’étape de l’intention du pur esprit (Yi) et tous les véritables maîtres internes ont cela dans une certaine mesure. Mais en même temps un raffinement plus important prenait place, sans être remarqué par la plupart mais il tenta de l’expliquer à l’occasion. Ceci consistait à enlever l’intention (Yi) du processus d’émission d’énergie afin que la phase d’émission apparaisse naturellement et spontanément pendant l’écoulement et le lâcher-prise de l’esprit, de telle sorte qu’il sentait aussi bien en son esprit les autres personnes impliquées que les receveurs de son énergie qui se rejetaient eux-mêmes. Ceci en parallèle de l’idéal taoïste dans la vie quotidienne de ne rien faire alors que toutes choses s’accomplissent toujours (à ne pas confondre avec la méthode psychologique élémentaire de diviser l’attention et simultanément de faire et d’observer).
Son humour était tel, qu’une fois il nous aligna tous, nous faisant marcher sur place et dit que c’était ce que tous les gens font chaque jour, marcher vers leur propre mort. Puis il sortit quelques personnes et les déplaça plus loin dans la file en expliquant qu’il s’agissait des personnes qui pratiquent le Taiji et que, bien que personne ne puisse stopper la marche vers sa mort, elles peuvent reculer dans la file d’attente. Il dit que tandis qu’il y a des centaines de livres disponibles sur le Taiji, la plupart d’entre eux sont juste des informations allant de livre en livre, avec très peu d’expérience originale. Il demanda à chaque personne de retourner aux principes premiers et d’étudier la nature et les animaux pour comprendre et redécouvrir les principes du Taiji pour nous-mêmes comme les anciens maîtres qui ont fondé et développé le Taiji, avaient fait en leur temps. Cela il l’avait fait pour lui-même au cours des années et il a souvent parlé des résultats de ses propres études. Il estimait que le Taiji était un enseignement vivant et qu’il devait se développer au sein de chaque personne plutôt que de devenir stagnant et fixe. Il a également reconnu la contribution individuelle de tous les véritables pratiquants du Taiji quel que soit leur niveau. Sachant que j’étais impliqué dans d’autres disciplines internes en même temps, il a conseillé que tous les enseignants ont leurs forces et leur faiblesse, pour s’assurer que je n’ai appris qu’à partir de chaque point fort – comme il l’avait fait lui-même au cours de sa vie. Il s’agissait de l’ouverture d’esprit qui me tint à lui, moi et tant d’autres, tout en nous laissant libres dans le même temps de trouver notre propre chemin.
Certains de ses vieux dictons taoïste dont je me souviens et qui caractérisa sa vie sont :
Quand vous buvez de l’eau, n’oubliez pas la personne qui a creusé le puits.
Lorsque vous arrosez la plante, arrosez les racines et la fleur apparaîtra d’elle-même.
Ne soyez pas content d’être l’élève d’un Maître qui a réussi ; vous devez faire un succès de votre propre pratique.
Tout est dans la forme de Taiji.
Si j’enseigne et vous ne pratiquez pas, nous perdons tous les deux notre temps.
Moins apprendre et pratiquer plus.
Tous les principes sont dans le diagramme du Taiji (Yin/Yang).
Le concept le plus important du Taiji est le changement.
L’univers est un grand Taiji ; à l’intérieur de nous est un petit Taiji.
Lors de l’évaluation des personnes en Taiji je regarde 30% du corps et 70 % de leur psychologie.
Le Taiji n’est pas important ; le Dao est important.
Certains pensent que la poussée des mains est toute la technique mais ils ne comprennent pas qu’à moins d’être une personne érigée et fondée sur des principes, elles ne pourront jamais passées un certain niveau.
Tous les pratiquants de Taiji sont frères et sœurs.
Même après 70 ans de lutte, les choses ne s’obtiennent pas facilement ; elles nécessitent toujours un effort quotidien pour vivre une vie utile et réussie.
Pour réussir en Taiji, celui-ci doit devenir détendu et naturel.
Par Patrick A Kelly,